Entretien de Paco Rabanne avec Patrick Rambaud « NUES »

Jean Clemmer / Paco Rabanne. Editions Pierre Belfond 1969



Paco Rabanne, comment ce livre a-t-il été conçu ? Comme une illustration ou comme une célébration ?

Aujourd’hui, l’accent est mis, avec une certaine démesure, sur l’érotisme.
Toutes les formes, qu’elles soient artistiques ou publicitaires, films , affiches, journaux, l’image, le son, tout cela explique ce livre. Il participe du même courant, il en est plus que l’illustration : il est parfaitement intégré à ce courant.
Je crois que c’est la même chose, qu’il n’est ni différent ni en deçà. C’est un livre de mode, dans tous les sens du terme, il est sur la mode, sur le goût du jour, moi je ne suis qu’un apport…

Ou un support ?

Non, un apport, le support c’est la femme, je ne suis qu’un apport anecdotique, mais pas du tout le sujet. La femme n’est pas un prétexte, mais le centre du livre.

Clergue photographie la femme nue, et nous, nous avons voulu photographier la femme nue plus quelque chose, et c’est cela l’érotisme, ce n’est pas la nudité, mais ce qui la voile, et permet de la dévoiler.
La parure attire l’attention sur le corps, provoque, là ou le vêtement dissimule …
La première feuille de vigne, c’était déjà la sexualité. Il y a aussi, sous-entendu, l’espoir de la découverte, la joie d’être le seul peut-être à découvrir l’objet de convoitise …

Mais n’y a-t-il pas ce que l’on pourrait appeler la « perte du secret » ? Le temps des fiacres, des rideaux fermés, des salons obscurs n’était-il pas privilégié par rapport à celui où nous vivons, qui nous met perpétuellement en vitrine ?

Nous vivons à une époque féodale…
Actuellement, nous sommes exactement au IXème siècle.
Le cycle de la vie, c’est une ellipse, et nous passons toujours par les mêmes tangentes. Notre époque est féodale dans son goût pour la violence, des matières violentes, dans son goût du métal, ce métal que l’on retrouve dans les voitures, dans les objets usuels, dans l’art, dans la parure, partout.
C’est l’expression d’une certaine agressivité qui se développe parallèlement à ce désir de rêve des nouvelles générations. Le Moyen Age des fabliaux , des contes, de la quête de la toison d’or, des croisades n’est peut-être pas très différent de la recherche par les hippies d’un monde nouveau …
La femme, elle, est devenue un combattant. Nous vivons des temps barbares, la fin d’une époque de mensonges, le début d’un nouvel âge d’or, et cela dans les dix ans avenir. Toute une génération va découvrir une nouvelle façon de vivre, une nouvelle morale, une nouvelle esthétique des choses, un nouveau regard. C’est ce qui explique cette rupture brutale, totale, entre les générations. Ce n’est pas une banalité, la cassure qui se forme au niveau de l’incompréhension. Et cette faille va en s’élargissant, inévitablement.

photo-bijo-paco-rabanne

Une des rupture les plus caractéristiques dans la compréhension, c’est la compréhension de la nudité.
Chez nous s’était une chose tabou, interdite, et cela venait de la religion chrétienne, de sa notion de péché, de honte… L’érotisme a été, tout en l’utilisant, un moyen de se défaire de cette honte…

Cette sorte de « neutralité sexuelle » qui sévit actuellement n’est-elle pas dangereuse ?

De toute façon la femme n’aura jamais la même sexualité que l’homme.
Il y a même un détail particulier, et assez significatif :auparavant, les femmes mettaient la fermeture de leur pantalon sur le côté, comme pour les jupes, et un jour elles ont décidé de la mettre devant, comme les hommes, avec des boutons à l’extérieur. Cela signifie qu’elles aussi revendiquent le choix du partenaire. La braguette devant , c’est le choix du partenaire. C’est pourquoi toutes les femmes s’habillent en homme.
Mais peut-être ne fait-on pas assez cas de l’offre …
Je pense que le commerçant suit, que l’homme de mode suit. On dit toujours : «  les couturiers sont des homosexuels, ils n’aiment pas les femmes, donc ils font porter des pantalons aux femmes pour les ridiculiser. » Non, je connais bien mon histoire.
Les premières femmes à s’habiller en hommes, depuis Eon, depuis George Sand, les premières à porter le pantalon, c’était en 1914. La femme remplaçait l’homme parti à la guerre. Et puis elle a trouvé cela pratique. Elle estimait symboliquement qu’elle était l’égale de l’homme. Mais nous n’avons vu des pantalons dans une collection de couture qu’en 1939.
Ce sont les femmes elles-mêmes qui l’ont voulu. Un couturier ne peut que transcrire ce qu’il voit. Les commerçants, ils feraient n’importe quoi pour avoir de l’argent, ils sont donc automatiquement après le désir de la femme, et non avant. Avant le désir, il n’y a que les appareils ménagers. Les besoins que l’on crée pour les gens, ce sont les besoins industriels. Pas la mode.

Comment, alors, s’explique ce désir ?

Je crois que les femmes sont très intuitives, qu’elles savent ce qu’elles veulent et pourquoi elles le veulent.
J’ai toujours vu la mode des couturiers portée dans la rue un an avant.

Mais comment s’effectue le passage entre cet apport, sa reprise par le couturier, et son adoption par un ensemble beaucoup plus large de gens ?

Il y a certainement des femmes médiums qui ressentent mieux le désir des autres femmes. Elles l’expliquent, symboliquement, par le vêtement. Le couturier ne fait qu’entériner cette mode venue de la rue, et puis il la diffuse.

Mais on ne peut recevoir que ce que l’on est prêt à recevoir ?

Oui, c’est ce qui correspond le plus au moment présent. La mode correspond toujours à quelque chose de plus profond. Par exemple, dans les périodes difficiles de la vie, la femme se laisse pousser les ongles. Si la vie devient dure, les ongles deviennent rouges. C’est son instinct animal qui réapparaît. Quand la vie est facile, sans problèmes économiques, la femme se coupe les ongles, et deviennent blancs. Quand la sexualité est facile, elle se peint les lèvres en blanc, comme une morte, et elle enlève sa ceinture. Ca a été la mode des robes-sacs. Et l’amour est facile. Il y a rapport étroit entre le spirituel, ce qui est « en haut », et la sexualité, ce qui est « en bas ».
Quand l’amour devient difficile, alors la femme porte une ceinture , elle sépare le haut du bas.
La ceinture symbolise le lien qui tranche, qui coupe.
Aujourd’hui, en effet la sexualité perd de son importance. C’est moins un problème. Beaucoup d’hommes s’en désintéressent. Je viens de lire dans un journal qu’aux Etats-Unis, de très nombreuses femmes demandent le divorce parce qu’elles reprochent aux hommes de délaisser la sexualité. C’est insensé.
Il ne faut pas oublier que les Américains sont en avance sur nous de cinquante ans.
Nous, nous possédons encore une certaine capacité de refus, mais toutes les manies des Américains, qui nous étonnent, nous les aurons un jour. C’est un perspective assez effrayante pour la femme.
De là provient sans doute cette renaissance de l’érotisme, avec sa violence. La femme nue est offerte, elle veut exciter l’homme, et l’homme, de plus en plus s’en détache.

Pourquoi s‘en détache-t-il ?

Il y a plusieurs raisons à cela. Je le disais, nous sommes à la fin d’un âge et au début d’un autre. Si l’on regarde toutes les tombes égyptiennes, sur une durée de quinze mille ans, on s’aperçoit que les cycles correspondent à environ deux mille quatre cents ans : tous les deux mille quatre cents ans le soleil passe d’un cycle solaire dans un autre et, au moment précis de ces passages, l’homme et la femme se confondent. Le roi est représenté sous les traits d’une femme. Comme le pharaon est la représentation de son peuple, c’est donc qu’il y a eu une augmentation des fruits secs, c’est-à-dire des homosexuels dans le monde. La femme est donc doublement en danger.
Et tout d’abord par l’augmentation de cette homosexualité, qui correspond à une réponse très juste, très saine de la nature. La nature est très équilibrante, très intelligente… Lorsqu’il n’y a pas assez de grains, de nourriture pour les oiseaux, ils ne procréent plus, ne font plus de nids…
Malheureusement pour l’homme, il y avait les guerres, les maladies …
mais l’homme a faussé le jeu de la nature, il a inventé des médicaments pour guérir et prolonger la vie, des gens mal formés naissent, continuent à vivre, et le destin de l’homme, son équilibre dans la nature sont terriblement compromis.
La nature a dû faire naître des fruits secs, des homosexuels, et ceux-ci deviennent presque un bienfait en ce sens qu’ils ne pourront jamais participer à la création. Cet une autodéfense de la nature.
Et puis il y a aussi cet angoissant problème de la surpopulation qui va bientôt se poser. L’eau, il n’y en aura bientôt plus; il n’y aura plus de nourriture. Le problème de la faim va prendre des proportions gigantesques. Deux choses donc, ce passage d’un cycle dans l’autre où il y a confusion des sexes, et, en même temps protection de la nature.
Mais les choses vont finir par se stabiliser, par devenir normales. Dans cette société, cependant, la femme est terriblement en danger. Cette érotisation à outrance, ces images, ces postes de télévisions qu’on fait vendre parce qu’on y assimile la représentation d’une femme nue…

C’est la destruction de l’érotisme par profusion

Mais c’est en même temps un réflexe élémentaire de défense. La femme s’offre pour rappeler qu’elle existe, elle a peur.

Mais est-ce vraiment pour attiser l’envie ?

Je me demande si un spectacle comme O Calcutta, par exemple, où l’on voit des gens faire l’amour d’une façon simple, primaire, n’est pas une leçon. On dit aux spectateurs : Réapprenez à faire l’amour, recommencez à zéro.

Mais ils se contentent le plus souvent de voir.

La civilisation du voyeur, c’est autre chose. Il est vrai que c’est un des grands dangers de notre civilisation. J’ai eu cette révélation en me promenant dans la 42ème rue, à New York. C’est en bas de Broadway, une rue ou il y a plus de deux cents cinémas, les uns à côté des autres, brillamment illuminés, ne donnant que des films pornos. C’est en regardant le visage des gens qui entraient dans les cinémas que j’ai compris…
Je suis entré aussi, parce que, faisant un métier de voyeur, je suis voyeur. Je crois que l’homme perd son agressivité. Il n’est viril que s’il sait agresser une femme. Dans les temps anciens, lorsqu’un homme désirait une femme, il fallait qu’il l’agresse, donc, il fallait qu’il domine sa timidité, presque en lui sautant dessus. Et elle était très contente d’être violée. Nous sommes dans une civilisation très complexe, saturée pas l’image, la vision facile.
Le désir n’est plus situé au même niveau. Ou son assouvissement, plutôt. On choisit tout naturellement la facilité. Quand un type aborde une fille, il a une boule dans la gorge. La première phrase qu’il va lui dire…
Maintenant on n’a plus à craindre le refus de la part d’une image, on va au cinéma, on consomme sans risque, et sans saveur.

On remplace les choses par leurs signes, et on finit par ne plus pouvoir consommer que le signe des choses. Il y a une incapacité croissante, provoquée par la peur, et cultivée par l’éducation, la religion. C’est un peu le culte du produit de remplacement.

Oui, mais ce sont là des effets ; je voudrais remonter aux causes premières. C’est peut-être la nature qui se sent en danger, peut-être, je ne sais pas … je cherche … Il y a bien entendu des explications économiques, la surpopulation, l’écroulement des tabous, la préfiguration d’une nouvelle morale. Les gens seront nus, agréablement beaux, se laissant faire avec douceur, ce sera fabuleux.

Ne pensez-vous pas que vous avez, disant cela, une vue magique des choses ?

Je crois beaucoup à la magie, essentiellement. Il y a toujours une raison profonde qui est de cette nature. Les raisons premières sont économiques. Les raisons profondes, complexes, relèvent de l’équilibre des choses, de l’harmonie naturelle. L’homme casse cet équilibre. Les migrations d’oiseaux, instinctivement, rétablissent l’équilibre. Nous ne possédons pas cet instinct.

Mais votre attitude est passive, vous regardez, vous constatez, mais vous n’essayez pas de provoquer ce changement que vous attendez.

Je suis un témoin. Je constate. Je ne peux rien. Mais je suis quand même un homme d’action : il m’est donné d’agir dans un certain domaine. J’essaie de faire au mieux de mes possibilités. Je fais un métier qui n’est pas le mien, le métier de la mode. Je ne suis pas couturier, je n’ai pas commencé, comme les autres, en ramassant des épingles dans un atelier. Je suis venu à la mode à trente ans, j’avais donc une autre optique.
J’ai étudié ce métier, analysé les modes du passé, et maintenant j’essaie de comprendre le pourquoi de ces modes, à quoi correspond leur renouvellement.
Aux nécessités économiques, bien sûr, esthétiques, aux rapports avec la civilisation actuelle, avec les arts, l’intégration des arts, le tout harmonieux d’un moment historique, le comportement sexuel…La femme , toute sa vie, sera obligée d’exciter le mâle. Par le pantalon, dont nous parlions tout à l’heure, elle n’a pas voulu essayer d’être un homme, non, elle revendiquait une certaine liberté des mœurs, c’était un moyen d’affirmer cette liberté.

Je crois qu’il y a de cela, dans ces photos (Jean Clemmer ), l’offrande et l’expression d’une certaine liberté ; Ce dont des photos de transition, tous les arts, quels qu’ils soient, sont des arts de transition. Il y a un marasme terrible en peinture, dans le roman, dans la musique…tous les arts sont des arts de recherches, mais de recherches non encore abouties. Contrairement aux grands moments où l’art s’étalait somptueusement, aujourd’hui c’est l’inquiétude qu’il provoque. Nous sommes à un moment charnière très particulier ; cet esprit chrétien va disparaître, et il sera remplacé par l’esprit du Verseau. Ce sera l’universalité.
Le fait même de photographier des filles, comme dans ce livre, avec des parures, c’est une œuvre de transition, presque une œuvre du passé.

Je me mets très souvent en colère lorsqu’un journaliste me dit : «  Vous êtes le couturier de l’an 2000. » Ils n’ont rien compris, ceux qui me disent ça. Je suis un décadent, comme les autres ; ce que je souhaite, c’est d’être le dernier des décadents. Toute mode est une mode du passé. Il n’y a pas un contemporain … si, certains comme Ungaro, Courrèges. Mais ils n’appartiennent pas plus que moi au futur. Le futur on ne sait pas, on ne peut pas savoir … on ignore quelles en seront les techniques, les possibilités. Je ne crois même pas aux techniques du futur. Je crois à la philosophie du futur. La mode, le vêtement, ne peuvent évoluer qu’avec les mœurs… si mode, si vêtement il y a. Ce qui servira de mode, de vêtement…

On aura plus à se protéger des éléments extérieurs. Des villes comme Manaos, au Brésil, vont être entièrement sous coupole, entièrement climatisées. La distinction entre vêtement d’intérieur et vêtement d’extérieur disparaîtra nécessairement. Il n’y aura plus qu’un type de vêtement, et il sera forcément parure d’un nouveau genre, jeu et maquillage. La femme, au lieu de suivre les idées arbitraires et idiotes d’un couturier, fera elle-même son propre maquillage, s’habillera d’une façon très personnalisée, d’après ses possibilités personnelles.
Ce sera la grande chance de la femme. On aura dépassé cette affreuse notion de stéréotype. La référence à une image type est négative, purement négative. La femme va enfin devenir sujet. Elle suivra peut-être les directives de certains créateurs, mais elle choisira parmi un éventail très large… et encore, je me demande si la couture existera, et le créateur… Tous les créateurs, peintres, écrivains, sculpteurs, couturiers, ne sont que des introvertis égoïstes qui veulent reporter sur les autres leur vue égoïstes des choses.

Avec les techniques d’information, d’automation, tous les arts vont décliner, mourir. L’art est mortel, il est entrain de dépérir. L’œuvre de chevalet est une œuvre morbide, qui ne devrait plus exister. Je sais, je ressens que demain ne peut être jugé par rapport à ce que je vois aujourd’hui. Je sais que je suis décadent, je le dis. Les autres ne veulent pas le reconnaître. Les formes, les critères de demain sont inconcevables pour un homme de 1969. Mais ce demain est très proche. La flambée de mai 68, universelle, a prouvé qu’il y a des possibilités nouvelles, de par l’imagination, de part la jeunesse. Devant un vieux monde, sclérosé, nous devons avoir la certitude que demain sera radicalement autre, sur tous les plans. Demain ne peut pas être aussi limité, aussi égoïste. Et nous les anciens, nous bloquons le mouvement, mais les explosions de demain seront terribles.

Je crois qu’il n’y a pas de femmes, je ne crois pas aux femmes, il y a tant de millions de femmes, et on doit leur donner la possibilité d’être chacune différente. J’imagine assez bien un vêtement de travail, fonctionnel, des sortes de collants de soie, magnifiques, et des vêtements de loisir où les femmes seront très nues, avec des pierres qu'elles porteront à même la peau, des crèmes, mais sûrement pas de tissu, tissé, coupé, cousu… Ce sera l’époque de l’efficacité où le geste sera juste, achevé…

Le vêtement, ce sera, qui sait ? une bombe qu’on vendra pour se vaporiser le corps, les femmes s’habilleront peut-être de gaz colorés qui se colleront au corps, se formeront en auréoles de lumière, changeront de couleur avec les mouvements du soleil ou leurs émotions. Ce n’est pas tellement utopique, ce que je dis. On aura appris à la femme à faire son choix.
Elle ne sera plus prisonnière. Ce vêtement sera transparent, qui redevient parure, c’est le désir qu’a la femme d’arracher de son corps les anciennes possibilités, restreintes, pour en venir à des possibilités nouvelles, libres, réellement libres.


Retour Jean Clemmer - Rencontre avec Paco Rabanne