Jean Clemmer - Salvador Dali Picture Story

Entre 1940 et 1945, je fréquente l’Ecole d’Art de la ChauxdeFonds, en Suisse.
Je découvre alors la Revue « Le Minotaure » et les éditions Albert Skira à Genève.Cette revue d’Art et de prestige publie Max Ernst, Eluard, Georges Bataille, Picasso, Magritte, Salvador Dali, André Pieyre de Mandiargues, et me fait découvrir le groupe de surréalistes.
Ils publient dans un numéro Max Ernst et ses paysages minéraux du Colorado qu’il peindra dix années plus tard, et aussi le décor de Salvador Dali pour « Colloque sentimental » d’après Verlaine, et Tristan Fou pour les Ballets de Montecarlo. « Colloque sentimental » me séduit au plus haut point, par sa force poétique et surnaturelle.

Je pense que je rencontrerai Dali un jour ou l’autre, et que je verrai celui qui, de sa main a créé ces univers si fascinants. Il me paraît telle la comète de Halley. Les indiens l’ont vue en 1142, puis sous Louis XV en 1750, elle reparaît en 1826, puis 1902 etc., bref rare et fugitive.
C’est donc en 1944 que j’ai vu passer la Comète Dali et à partir de ce moment-là, je n’aurai de cesse de guetter son passage.

En 1962, mes recherches graphiques et picturales s’orientent vers la photographie, et je découvre lors d’un séjour en Tunisie les diverses possibilités d’un boîtier photographique, puis le développement et les premiers tirages.

Mes premières photos sont des nus, des plages désertes, des bois flottés, mais je désire photographier ce qui n’existe pas , à la limite du conscient et du subconscient, ce qui me conduira à des surimpressions plutôt qu’à des impressions. L’image devient ainsi mon unique préoccupation, image étant le début d’imagination.

A cette époque le Club Méditerranée me demande d’aller faire un reportage dans un village de vacances qui vient d’ouvrir à Cadaquès en Espagne. Je m’y rends donc et découvre qu’il a fallu pas moins de 18,000 charges de dynamite pour y construire un village catalan dans des rochers hostiles et battus par la mer.
Ce paysage lunaire et complètement d’une autre planète me saute aux yeux, tant il fait partie intégrale de l’œuvre de Dali.
J’apprendrai que c’est là, à Cap Creus qu’il a tourné en 1929 « L’Age d’Or » avec son ami Bunuel et qu’on retrouve cet univers minéral dans une grande partie de son œuvre. De là, le parallèle avec Max Ernst et les montagnes du Colorado.

Quelques jours après, je me retrouve entrain de sonner à la porte de sa maison de Port Lligat. Sa camériste vient m’ouvrir et me demande ce que je veux. Elle me tend alors un petit bloc où est inscrit « nom du visiteur, Objet de la visite ». J’écris simplement « Je ne suis qu’un simple passant qui voulait vous remercier de ce que vous faites. ».
Elle s’en va avec le papier, laissant la porte ouverte.
J’entends la voix de Dali qui lui dit : « A la ocho de la tarde ». Il me donne rendez-vous le soir même à huit heures.
J’arrive chez lui à l’heure dite, sans grande conviction, car je viens de faire quatre kilomètres à pied dans la montagne, surpris par un orage d’une rare violence et une pluie torrentielle, la route en grande partie défoncée, et moi, sans chaussure et trempé jusqu’aux os.

Le temps que la bonne vienne ouvrir et je suis déjà au milieu d’une flaque d’eau, ne pouvant faire un pas de plus et tout en m’excusant, refusant d’entrer.
Dali alors arrive, demandant ce qui se passe, il m’ouvre les bras et m’accueille en souriant.

  • Vous êtes peintre ?

  • Non, pas vraiment . J’ai fait les Beaux-arts et mes recherches actuelles me poussent vers la photographie.

  • Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

  • Rien, mais j’aimerais faire des photos de vous.

  • Pour qui ?

  • Pour vous, pour moi, si c’est bien, pour Vogue, Harpers, Life.

Alors Dali : «  Vous avez des idées ? »

  • Oui beaucoup, et vous aussi sûrement. Si à deux on n’y arrive pas alors on est des imbéciles.

Il me prend par le bras. « Venez, je vais vous montrer le tableau », et il m’emmène dans son atelier.
Je lui fais remarquer qu’il est en rendez-vous, ayant reconnu en entrant Pierre Cailler, l’éditeur de Genève, sa Rolls étant garée près des bateaux et que je ne voudrais pas abuser de son temps. «  Cela n’a aucune importance, racontez-moi. »
Il me montre alors sa dernière toile qu’il termine.  « l’Apothéose du Dollard », la cavalerie arabe dans un nuage de poussière, le graphisme du billet vert, le profil de l’Hermès de Praxitèle. En tournant une manivelle, la toile redescend à l’étage inférieur où il n’y a qu’un vieux fauteuil crevé dans lequel Dali travaille. Parterre des esquisses et, entre un arabe assis en tailleur, fait de papier toilette mouillé, encollé et aérographé d’encre de Chine. Fascinant. Collé sur un carton. Il me le tend. Je l’ai en main. M’efforçant de ne pas trembler, je le lui rends. Nous passerons quarante minutes à parler, du temps qu’il fait, de l’orage passé, de Richard Wagner, des lavis de Victor Hugo, de la fin de l’été, des oursins, des olives, de la mer, du ciel, des femmes. En me reconduisant il me dit : « Venez après-demain à quatre heure de l’après-midi, avec une très jolie fille ».


A la recherche de l’oiseau rare, je découvre le lendemain à la terrasse de l’Hostal, l’endroit In de Cadaquès, une très jolie jeune fille blonde, d’origine allemande.
Après quelques palabres et explications, elle accepte de m’accompagner chez Dali, l’après-midi de notre rendez-vous.
La camériste nous introduit dans le patio et va prévenir Dali. Après un temps interminable, il arrive, vêtu d’un blouson brodé, chaussé d’espadrilles catalanes, une fleur blanche à l’oreille.
Bonjour, bonjour. Il baise le bout des doigts de la jeune fille et lui offre la fleur qu’il a sur l’oreille. De ce jour elle deviendra Ginesta, ce qui veut dire petite fleur sauvage.
Nous buvons du champagne rosé pour fêter notre rencontre et Dali décide que nous allons tous les trois faire des choses très belles et très intéressantes.
Je reste sidéré et muet, car il n’a jamais vu mes photographies ou mes images.


Le surlendemain, je vais le voir et lui apporte les croquis ou story board que j’ai fait dans la nuit, ce qui l’intrigue beaucoup. J’ai pensé aux variations de Jeanne la Folle qui traverse l’Espagne telle une somnambule, une chaise sur la tête, référence aux desperados de Goya, seul accessoire un grand drap blanc. Le projet tourne au thème de la lévitation. Le lendemain, Ginesta m’accompagne. Une fois déshabillée au dessus du sol. Du haut du patio on videra un sac de 80 kg de pois chiches qui rebondiront sur le sol pendant la prise de vues.
Nous nous préparons, aidés pour cela d’Arthuro, le valet de Dali. La camériste vient prévenir Dali qu’un visiteur arrive à l’improviste. C’est le Maire.

  • Parfait, parfait, dit Dali malicieusement, qu’il entre.

C’est le Maire de Cadaquès. A la vue du mannequin déshabillé, il se fige et baisse les yeux. Dali lui ordonne de porter le sac de pois chiches sur le haut de la terrasse et, le moment, de le renverser. Les yeux baissés, il s’exécute. En aparté, Dali m’explique qu’il n’avait pas à venir à ce moment-là et qu’ainsi il est puni. Il sera malgré lui sur la photo avec Arthuro et Dali et une belle fille nue. No comment.
Les artistes auront raison de l’administration.
Puis il le congédie, car nous allons travailler toute la matinée. Un soleil doré se répercute sur murs blanchis à la chaux, la lumière est irréelle et le monde semble quelque peu s’arrêter de tourner. On apporte un immense métrage de caoutchouc très fin de couleur kaki, environ dix mètres. Dali m’explique que c’est un cadeau de l’armée de l’air américaine, au touché j’aurais pensé à la Royal Air Force, car il a la minceur d’un préservatif. On en fait une robe qui emprisonne Ginesta. Je trouve qu’il faudrait de l’eau. Aussitôt l’eau jaillit d’un tuyau d’arrosage, Arthuro est un précieux assistant. Dali, qui est habillé en clown et coiffé d’une perruque de Beatles tire sur sa robe un peu comme s’il hélait un bateau. La composition semble se faire toute seule. Tout le monde bouge bien, Dali, formidable de présence, imprime au personnage qu’il joue une force, un humour et un mystère venu d’ailleurs.

Le soleil monte, nous changeons de décor. Je choisi l’olivier qui est là, dans une lumière argentée, renvoyée par ces murs blancs. Par chance, le sol est mouillé, mais s’il sèche, je l’entretiendrai avec le jet, ce qui donne une très belle lumière.
Dali approuve cette décision, ce qui me donne entière confiance dans ce travail en équipe que je découvre. Entre deux prises, on décide de faire une pause. La camériste apporte un plateau, des verres et du champagne.
Je pense qu’à Vogue ou Harpers on ne fait pas mieux. Je place les deux personnages au pied de l’olivier.
Dali a l’air de sortir de l’arbre, le champagne dans la flûte est traversé par le rayon de soleil, c’est instant de bonheur qu’il semble provoquer et maîtriser par sa gestuelle qui ressemble à ce qu’il fait.
Nous nous arrêtons et découvrons les charmes de la conversation, ce que Dali appelle des guirlandes, passer d’un sujet à un autre, de Freud à Bardot, de Bardot à Vermeer, puis à Velasquez, puis au Pop Art, à l’olive qui est la perfection, à Picasso, à la gare de Perpignan, à l’Angélus de Millet, au mystère du film, au spectre et à la charte des couleurs que les photographes ou les cinéastes ont dans leur valise.


Je n’aurai les résultats qu’à mon retour à Paris et je demande à l’hôtel qu’on me garde les bobines en chambre froide jusqu’à mon départ. Deux jours après, Dali me prie de passer le voir à huit heures et demie du matin. Il me reçoit dans son atelier. C’est pour me demander si j’ai des connaissances dans l’hélium. Hélas, je ne peux pas le suivre. Il m’explique alors que lorsqu’il ira présenter La Pêche aux Thons aux Etats-Unis, il aura fait confectionner une centaine de sardines dans un matière argentée et gonflée à l’hélium. Ainsi, il serait entouré d’un ban de ces poissons et quand il déclenchera un mécanisme fixé dans sa canne, les poissons, attirés comme par un aimant, iront tous vers lui. Jusqu’à maintenant, des petites explosions plus ou moins sérieuses ont eu lieu mais Dali est comme un enfant et tient coûte que coûte à réaliser son rêve. Il questionne des chercheurs, des ingénieurs, des gens du CNRS, du centre atomique de Saclay. Pour la première fois, je vois passer une certaine tristesse dans son regard et me sens coupable de ne pouvoir lui trouver une solution.




Voilà plus d’un mois que Dali est rentré de New York. Nous sommes début mai.
Je lui téléphone. « Quand est-ce que vous venez, » me dit-il. Je me laisse prendre au piège, il est vrai que j’ai des tirages à lui montrer et que je voudrais bien poursuivre cette course à l’image commencée il y a plus d’un an. Il travaille au calme loin des touristes et des visiteurs indélicats.
Il me reçoit un après-midi, vêtu d’une chemise en satin rose shocking, ce rose de Schiaparelli, d’un short, et chaussé d’espadrilles catalanes. Son visage est déjà bronzé, je le soupçonne de faire des petites siestes dans le patio, mais il me dit qu’il va avec Gala dans les petites criques de Cap Creus. Arthuro les conduit avec la barque jaune de Gala, et là, loin du monde, ils se baignent et dégustent des oursins les plus sublimes qui soient.
Je décide de ne faire que des portraits. La lumière est difficile. Je sors ma Weston pour prendre les mesures. Dali, qui a pris la pose dans son fauteuil, me demande ce c’est. Je lui explique que cela me permets de mesurer la lumière.
« Alors, la lumière …la lumière, c’est électronique ? L’électricité … » puis : « Comment ça se fait que l’électricité, ça soit à la fois la lumière… et la sonnette …»
Je reste coît à cette réflexion à la fois logique et qui a la fraîcheur de l’enfance qu’il a su garder.
Soudain, j’aperçois dans la plate bande un boulier de bois, brûlé par le temps, la pluie, le soleil. Cet objet ressemble à l’atomnium qu’avaient construit les belges.
Les boules sont éclatées, d’autres manquent. Une terrible envie me prend de le lui mettre sur la tête, mais je risque ses foudres, parce que, peut-être irrévérencieux.
Je lui dit : « Vous laissez traîner vos chapeaux de la sorte, c’est dommage. »
Alors Dali : « Donnez-le moi, donnez-le moi », et il se le met sur la tête. Le temps de deux ou trois shoots et l’assemblage se désagrège et se brise.
Il a aimé aussi ce portrait qui reflète tout à fait notre époque, l’atome, Gagarine, la NASA.
Ce jour-là, j’assiste à une scène imprévue et intimiste. La bonne vient nous rejoindre et nous annonce un visiteur. C’est Douglas Duncan qui arrive de Vauvenargues. Dali et lui se tutoient. Duncan l’embrasse et lui apporte un paquet, cadeau de Picasso.
Dali, intrigué, ouvre un sac de papier kraft et en sort un oignon, puis deux, puis trois.
Il ne sait pas si c’est une blague et n’ose réagir. Douglas Duncan lui rappelle que nous sommes le 11 mai, et que c’est pour son anniversaire. Il y a trois oignons de jacinthe, cadeau de l’autre espagnol exilé en France, un bleu, un blanc, un rouge, et Jacinthe est le second prénom de Salvador Dali. Tant que Franco sera en vie, Picasso refuse de revenir en Espagne. Deux ou trois fois, il s’est adressé à Dali par l’intermédiaire du journal télévisé de vingt heures. En Espagne, Dali peut capter la France. Il lui répond par la T.V. espagnole de Barcelone, car il a un ami qui est reporter au service culturel.
Dali me dit en confidence que Picasso va bientôt venir, et que la rencontre aura lieu dans un café de Collioure, à la frontière, et que je serai le seul témoin photographe à fixer cet instant historique, après une absence de presque trente ans.
Finalement, la rencontre n’aura jamais lieu, Picasso se méfiant de l’esprit publicitaire et médiatique de son ami et d’une foule de journalistes prévenus au dernier moment.


La prochaine séance est fixée un dimanche matin à dix heures. La bonne me fait entrer et me dit que Dali m’attend dans le patio. Dans le patio, personne. Soudain, je le vois au loin, à travers les oliviers. Il est seule et avance lentement dans le jardin qui borde la mer. Armé d’un téléobjectif, je ne résiste pas à voler cette image.
Qu’elle ne fut pas ma surprise, au moment ou je shoote, il me voit et regarde en plein dans le mille. Je suis mort de peur et de honte, moi qui ne lui ai jamais volé d’image.
Nous n’en parlerons jamais.
Que voulez-vous faire aujourd’hui ? Je n’ose lui répondre, mais lui explique que je voudrais une image paisible, une image dépourvue d’artifices et d’accessoires. Je voudrais Dali mort. Au loin, les cloches se mettent à sonner et arrivent jusqu’à nous dans cette belle matinée. Dali s’allonge sur une chaise longue et ferme les yeux au soleil, son visage est impressionnant de sérénité.
Je fais trois ou quatre clichés. Soudain il ouvre les yeux et se dresse en disant :  « Dali n’est pas mort ». Je lui dis qu’on naît plusieurs fois dans une vie. Il me répond qu’on peut mourir aussi plusieurs fois.
Il me dit que nous allons faire une photo de sa machine à penser, ou à remonter le temps. Il va alors chercher un objet de sa fabrication fait de fuseaux de buis, la dentellière de Vermeer n’est pas loin, la pithie qu’on interroge, non plus. Le flamant rose offert par Air India vient doucement nous voir. Nous décidons qu’il fera partie de cet instant, et Dali arrose le sol de champagne pour que la séance soit bénéfique, et comme il dit « de bonne qualité ».
Un peu plus tard, Gala vient nous surprendre. Elle nous demande où nous en sommes quant au sujet des « Passions ». Louis Pauwels vient d’écrire un livre superbe, sans doute le meilleur écrit à ce jour sur Dali. Celle s’appelle « Les passions selon Dali ». Il a rédigé des heures d’entretiens au magnétophone, plusieurs séjours à Cadaquès ? Paris, Barcelone. Dali a choisi les thèmes et a demandé que nous fassions ensemble les illustrations. Je fais des photographies sur lesquelles il redessine ou peint, et nous signons ensemble. Déjà, il y a eu six pages de mode pour le Daily Telegraph, ce qui fait la deuxième collaboration. L’éditeur se nomme Ferencsy et se trouve à Zurich. Trois mois de travail. Nous avons été payés, le livre n’est jamais sorti. Ni Dali ni moi n’avons eu de nouvelles.
A cours de notre entretien, Gala s’est assise sous l’olivier. Dali est debout près d ‘elle. L’atmosphère est cordiale pour ne pas dire chaleureuse ou amicale.
Je demande à faire un portrait de tous les deux. Gala refuse. Lui dit qu’ils n’ont jamais parus sur une photographie depuis 1945. Je dis que c’est uniquement pour eux et pour moi. Gala me dit que si je la publie, je suis mort. Je leur enverrai un tirage de cet instant de bonheur tranquille et privilégié, que seule la photographie peut arrêter.


A mon retour à Port Lligat le mois suivant, je montre à Dali mon travail personnel des « Métamorphoses », entrepris depuis déjà deux années. La Métamorphose de l’affiche, la Fornarina. Pour cette composition, je suis parti d’un fixé sous verre XXème, annonce d’une boulangerie de quartier du Marais où j’habite. J’ai photographié un amie au studio et les deux photographies tirées ensemble me donne l’Hommage à la Fornarina. Celle-ci n’était autre que le grand amour de Raphaël. La fille d’un boulanger d’où ce nom. Le Pape de l’époque avait prévenu le peintre que s’il épousait cette fille, il ne décorerait pas ses chapelles. Il n’a épousé ni la Fornarina, ni décoré la chapelle, mais il est mort au même âge que Mozart.
Dali semble très touché par cette histoire mise en image et me demande s’il sarait possible de photographier une apparition.
Je pense à la réponse de Diaguilev à Cocteau qui lui demandait : Que dois-je faire pour participer aux Ballets Russes ? La réponse était : Etonnes-moi. Je lui ai dit que cela doit être possible, qu’en brûlant de l’encens, de la menthe, peut-être en coupant une rose à la pleine lune … en jetant de sel par dessus l’épaule gauche, que sais-je. Dali m’interrompt : « Vous devez savoir. Prévenez-moi quand vous l’aurez ».




Plus tard, un jour où je visitais une église baroque, je pense à cela. J’y retourne avec un boîtier et un objectif de 17mm. Je fais une photo de face, l’autel, les orgues, le plafond. Quand j’ai le résultat, je fais venir une amie à mon studio, je la fait mettre nue de face, jambes ouvertes, cadrée à peine au dessus du menton, donc anonyme. Le résultat de la superposition me donne Apparition de Sainte Rita, la patronne des amoureux.
Quand Dali est à l’hôtel Meurice, je vais le voir avec Sainte Rita sous le bras. Il jubile d’un air complice et me dit que je devrais faire une suite, une sorte de galerie de portraits dans cet esprit. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il y a plusieurs années que c’est en route. Il y a Max Ernst, Magritte, Le Nôtre, Mansard, Champollion, Casanova, le chevalier Déon et bien d’autres en attente. Ce sera « Métamorphoses » qu’il avait souhaité voir un jour et qu’il ne verra pas, étant passé derrière le miroir une fois pour toutes un 23 janvier 1989.


Je le revois dans son jardin des oliviers à Port Lligat.
A la suite d’un très violent orage dans la nuit, Dali, en ouvrant sa fenêtre le matin, voit la route complètement défoncée, des tuiles cassées, des tuyaux, toute une décharge publique déplacée devant sa maison, un vieux parapluie, une baignoire cassée, l’épave d’une vieille barque, une portière de voiture, bref un inventaire que chacun trouverait déprimant et sordide. Lui, il téléphone à l’armée pour qu’on le débarrasse de ces détritus. Quand les hommes arrivent et demandent que faire de tout cela, il leur dit de déposer tout dans le haut de son jardin, dans l’oliveraie. Ensuite, il se fait construire une petite tour ou point de vue, lui permettent de dominer la situation.
Les jardiniers, son valet, des amis contribuent à déplacer les ordures dans un ordre improvisé et voulu par Dali qui dirige les opérations de sa canne, assis sur une chaise de paille. La barque crevée et pourrie sera le centre. Il ajoutera des jambes de géant faites de tuiles romaines et de pneus de voitures. Ainsi va naître un Christ immense, couché au milieu des oliviers. Son corps sera la barque dans laquelle pousseront des lys blancs, la tête sera une carcasse de voiture, la couronne d’épines des fers à béton, les bras écartés seront fait de tuiles cassées et les doigts de pneus.
Plus tard, des colombes blanches habiteront dans la tête du Christ.
Le spectacle est grandiose. Une sorte d’immense Gulliver étendu, face au ciel.
Le silence d’une matinée d’été, avec en surimpression la télégraphe des cigales.
Bref, la bande son colle parfaitement à la bande image, dans une immobilité totale.
Nous décidons d’une mise en scène pour illustrer « La Mort » dans son chapitre « Les Passions ».


De Paris, deux mannequins viendront me rejoindre avec des robes que
Paco Rabanne aura préparé à notre intention.
Nous passerons une semaine de rêve. Dans l’atelier, nous illustrerons « L’Erotisme » dans une lumière rougeâtre, puis sur le toit « La tasse de Thé » sera « L’Amitié ».
Dans le jardin, suite aux recherches sur la charte des couleurs, Dali, à la limite du body painting pose avec le mannequin.
Le lendemain, c’est le circuit électronique en or qui sera le principal objet d’une mise en scène voulue pas lui.
Au Musée de Figueras, c’est Anne Lore habillée en or par Paco Rabanne qui sera près d’un crucifix imaginé par Dali, puis dans la cour, devant le taxi pluvieux et la monumentale statue d’Ernst Fuchs.


Au début de notre collaboration, c’est-à-dire en décembre 62, nous avons de longues conversations sur l’image cinématographique, c’est –à-dire en mouvement, et l’image fixe. Je lui dis qu’à mon humble avis l’image fixe a plus de pouvoir. Pour preuve, la photo de Cappa du résistant de la guerre d’Espagne ou les instantanés d’un match de boxe ou de football. L’image fixe, le ralenti, la vitesse des plantes, pourquoi vingt quatre images seconde, tant de questions débattues pour arriver à son désir le plus cher, c’est-à-dire que nous tournions un court ou moyen métrage en noir et blanc, qu’il pourrait par la suite colorier en partie.


Nous allons voir mon ami Claude Joudioux qui est producteur et qui possède des petits studios de cinéma en plein Paris, rue Mouffetard. Claude a produit nombres de courts métrages avec des réalisateurs dont c’était la première chance, Alain Resnais avant Hiroshime, Robert Enrico, Chris Marker, Peter Kassovitz, Roman Polanski, Claude Lelouch, et bien d’autres.
Quand nous arrivons au studio, Joudioux nous apprend que la veille Orson Welles est venu en transit et lui a apporté des cigares de La Havane et du Cognac. Quand il peut, et c’est plutôt rare, il arrive à l’improviste, même au petit matin, sans prévenir personne, ce qui agace la presse, car quand elle l’apprend, il est déjà parti.
Joudioux qui n’aime pas la publicité tiendra le rendez-vous secret. On commencera les prises de vues un dimanche matin à dix heures. Les machinistes ont construit une sorte d’échaffaudage en bois, Saint Gobain apportera une dalle de verre de deux centimètres d’épaisseur et d’une surface de 2m50 x 1m80, un maximum d’après les essais pour soutenir deux personnages sans risque de casse pour la caméra ou le photographe couché parterre et utilisant un grand angle.
Chris Marker qui monte « La Jetée » sort de la salle de montage et vient nous voir en curieux professionnel. Aimablement, il me propose son 28mm de Pentax, ce qui m’arrange beaucoup car je n’ai guerre de recul.
Sur le thème de la lévitation, un ange est couché sur la plate forme supérieure, un autre à tête de veau vomira du lait sur la troisième. Le boucher d’en face, tiré de son sommeil dominical va, pendant plus d’une heure découper une tête de veau. Quand il arrive au studio, il déplie une peau entièrement revidée et la pose sur la tête d’une fille nue. C’est une ravissante amie qui est au Crazy Horse Saloon chez Alain Bernardin et que Dali a choisi pour cet emploi. Je le regrette, car c’est une très belle fille brune au visage parfait. Au bout d’une ou deux minutes, sous l’effet des projecteurs et la chaleur du studio, la fille vomit, pendant que la caméra tourne, Dali saute de joie, mais à la fin de la prise, elle retire sa tête et l’envoie au diable. Pas une prise de plus. Il n’y avait de place que pour la caméra, donc pas question de doubler à la photo. L’incident est d’une suffisant gravité pour qu’on en reste là. Dali, calmé lui donnera un autre emploi où sa beauté sera mise en valeur, l’Ange qui est au dessus dans les limbes lui versera du lait sur le corps. On accordera sur le plan d’une église baroque italienne ou sur le plafond peint que Dali a trouvé dans les archives en Toscane et dont il a rapporté des agrandissements photographiques. Nous les ferons tirer sur Kodatrace comme les plans d’architectes, ce qui permettra les surimpressions.
Par la suite, alors que Dali était pris ailleurs par d’autres obligations et son temps minuté, les studios ont brûlé, de même que les salles de montage et une partie des archives. Ce film restera inachevé. La copie est détruite, il reste néanmoins des originaux et les rushs non montés.


En octobre 1973, lors d’un voyage en Espagne, Dali m’invite à une corrida à Barcelone. Nous nous y rendons, en compagnie d’Amanda Lear qui est venue le voir. Après un déjeuner au Ritz nous allons aux Arènes.
Autour de nous il n’y a que des sièges vides, sans doute parce que nous sommes aux places les plus chères. Ce spectacle me navre, la brutalité des picadors, la fourberie des valets de piste, on a bandé les yeux des chevaux. Bref, je suis là et ferai les photos les plus cruelles et les plus dissuasives contre la peine de mort des animaux. A la fin, il m’en reste un, Dali est enfoncé dans son manteau de marmotte, il a vieilli et ressemble à Velasquez. Je pense que ce sera mon dernier portrait « officiel ». Nous sommes le 10 octobre, il est 17 heures. « A las cinco que la tarde », disait Lorca, l’heure ou la mort frappe.
Plus tard à Paris, je lui apporte le portrait tiré sur une feuille d’aluminium et qu’a commenté Pierre-Yves Trémois : « Un Roi sans divertissement ».
Dali me remercie mais ne commente pas l’image.
Il m’invitera à dîner chez Ledoyen le soir même à 20h30.


Je songe au dîner du Commandeur.


A l’heure dite, la Cadillac de service vient nous prendre à l’Hôtel. Gala ne viendra pas, un mannequin qu’il avait invité non plus. Nous nous asseyons tous les deux à l’arrière de cette limousine. Les curieux nous font signes comme dans les films muets, les politiques ont de la chance d’avoir des motards, ce qui leur évitent les feux rouges, les anonymes ou les fous qui frappent aux carreaux avec des bouches de poissons morts. Il fait encore jour. Nous entrons au restaurant qui, à cette heure est encore désert, le personnel finissant juste un frugal repas.
Dali refuse une table qui nous était destinée, car il a peur qu’un affreux tableau ne se décroche au dessus de la banquette et tombe sur nous. On nous installera à l’écart, dans un endroit plutôt propice à des dîners d’amoureux illégaux, ce qui nous amuse beaucoup.
A une table voisine, une très jolie femme accompagnée ne cesse de regarder dans notre direction. Dali me dit que voilà un joli modèle à photographier. Pour ma part, je crains la colère de l’homme qui l’accompagne, malgré qu’elle n’ait de cesse de se passer la main dans les cheveux en nous regardant.
Dali trouve qu’elle est certainement narcisse car pas idiote, et par conséquence consciente de sa beauté. Si elle est narcisse, elle devient forcément exhibitionniste, auquel cas, elle a besoin d’un voyeur, ce qui est notre cas. Je lui explique en vain que la photographie est le résultat d’une exhibitionniste et d’un voyeur. Dali glisse un mot au Maître d’hôtel, et dès réception, la créature de rêve est devant nous. Dali fait les présentations et lui conseille de venir me voir au studio. Quelques jours après, je faisais des photos. Nous n’avons jamais parlé d’argent, ni de parutions éventuelles, ni du monsieur qui l’accompagnait.

Dans la voiture qui nous raccompagnait, j’expliquais à Dali qu’une fois par an, il y avait à Paris le plus grand rassemblement d’exhibitionnistes et de voyeurs qui se chiffraient par milliers de personnes, y compris des militaires et des politiques.
Intrigué, il me presse de questions. Je lui dis que c’est du 14 juillet qu’il s’agit et de son défilé militaire. Vous avez raison, me dit-il, les bains de foule, la musique militaire, et l’odeur du crottin de cheval doivent les attirer. Je renchéris en lui disant le privilège d’avoir reçu un bristol et d’être assis sur une chaise parmi les élus, de voir passer des hommes et des femmes en uniformes qui représentent le pouvoir, bref, des deux côtés une fièvre, a un côté sexuel indéfinissable. Je lui raconte une anecdote arrivée quelques années auparavant.
Après le passage de la Garde Républicaine à cheval, les chars et autres armes lourdes d’artillerie sont passés sur le crottin laissé par les chevaux. Aussitôt après, c’est un important passage d’hélicoptères qui eut lieu par dizaines. Le plafond de nuages les avait obligés de voler très bas. Une impressionnante poussière de crottin envahi les gradins des officiels, qui, à l’aide de leur programme ou de leur chapeau se protégeaient tant bien que mal de cette catastrophique situation.
Bravo, bravo. Dali était hilare en agitant sa badine.


Plus tard nous passions devant l’Hôtel de Ville, et sur le chemin de mon domicile je voulu lui montrer quelque chose qui n’était pas encore dans les programmes des visites guidées pour touristes.
Je fis arrêter la voiture devant le 68 de la rue François Miron qui n’est autre que l’Hôtel de Beauvais. Il fait très sombre et Dali me prend par le bras. A gauche et à droite de la porte cochère, je lui montre les traces profondes creusées par les essieux des carrosses ou calèches dans les bornes de pierre de l’entrée. Dali y met la main et la retire aussitôt. Sa main tremble. Je lui prend le bras.

  • où sommes-nous ? me dit-il.

  • Il y a deux cents ans, en novembre 1763, la famille Mozart s’est installée ici pour cinq mois. Ils étaient au deuxième étage sur rue. Mozart avait sept ans, était très malheureux parce que cette fois la Reine et ses dames ne l’avaient pas pris sur leurs genoux. De plus, la Seine était polluée et il sévissait une épouvantable épidémie de choléra. Nous ne disions rien au milieu de cette cour sombre et humide. Le silence et les fenêtres aveugles nous enveloppaient.

Sous le porche, je remarquais une larme au coin de l’œil droit de ce grand homme qui m’accompagnait.

  • Ca va ? lui demandais-je timidement.

D’un revers de main, il l’effaça et me dit :

  • Je crois que c’est le vent …





Jean Clemmer
Paris, mars 1998
Dépôt légal SGDL Paris N° 1998.03.O333

 

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salvador dali et galia by jean clemmer